Nouveaux défis pour les institutions de Bretton Woods

 

HEC Paris & Policy Center for the New South

Dialogues Stratégiques : La crise du multilatéralisme : vers une redéfinition des relations Nord-Sud? La nouvelle géopolitique de la Corne de l’Afrique (p. 65-69)

Nouveaux défis pour les institutions de Bretton Woods

Otaviano Canuto

Au cours de leurs 75 années d’existence, les institutions nées à Bretton Woods, que l’on appelle souvent les soeurs jumelles de Bretton Woods, se sont transformées, pour répondre à l’évolution de l’économie mondiale et aux défis que celle-ci a posés. Plus récemment, trois changements dans l’ordre international ont apporté une nouvelle série de défis: l’émergence de nouveaux pôles géo-économiques; la prédominance des politiques nationalistes par rapport au multilatéralisme; et la fragmentation du système des institutions plurinationales.

  1. Institutions en mutation

Le Fonds monétaire international (FMI) a été créé pour, et continue d’avoir comme fonction essentielle de préserver la stabilité monétaire internationale. Ses fonctions et ses instruments ont toutefois changé lorsque le système monétaire international a abandonné le régime des taux de change fixes et ajustables en 1971-1973, la mobilité internationale des capitaux s’est développée et le FMI est devenu un observateur de l’économie mondiale, un  adminstrateur de crises et un gestionnaire des programmes de sauvetage des pays ayant recours à l’institution.

La Banque mondiale (BM), quant à elle, a été créée pour financer et apporter un soutien technique à des projets d’investissement pour la reconstruction des pays dévastés par la Seconde Guerre mondiale et pour des pays en développement. Au fil du temps, avec en plus le reclassement/graduation de certains pays à revenus plus élevés, qui passent ainsi de bénéficiaires a donateurs, le Groupe Banque mondiale a pu se concentrer davantage sur l’intermédiation de ressources à des conditions favorables pour les économies à plus faible revenu. En termes relatifs, son apport a diminué par rapport aux flux mondiaux de capitaux privés vers les économies en développement.

Les deux institutions jumelles, en plus de  constituer une ressource pour les pays ayant des déficits à court terme et des besoins de financement à long terme, avec aussi les banques de développement régionales, ont également commencé à jouer un rôle de conseil en politique, de catalyseurs de flux financiers et d’investissements privés, de collecteurs de connaissances et de données, en plus d’un rôle de plaidoyer et de support pour l’approvisionnement  de biens publics mondiaux.

Les jumelles ont pu compter sur une autre institution d’après-guerre: l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, élargi et reconnu comme l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995, qui fournit un cadre à la promotion du libre-échange fondé sur des règles et des mécanismes de résolution de litiges dans la sphère multilatérale.

Plus récemment, trois changements dans l’ordre international ont apporté une nouvelle série de défis: l’émergence de nouveaux pôles géo-économiques; la prédominance des politiques nationalistes par rapport au multilatéralisme; et la fragmentation du système des institutions plurinationales.

2. Nouveaux pôles géo-économiques

L’émergence de nouveaux pôles géo-économiques a mis au défi la structure de gouvernance des institutions jumelles. En tant que contributeurs principaux de ressources financières pour elles-mêmes, le pouvoir a toujours été aux mains des membres/donateurs nord-américains, européens et japonais, alors que l’ouverture économique de la Chine et la chute de l’empire soviétique ont réellement contribué à la mondialisation de ces institutions.

La mondialisation a entraîné une forte expansion et une convergence du revenu par habitant dans les économies émergentes, notamment en Chine et dans d’autres pays asiatiques. Cela a également entraîné un approfondissement de l’interdépendance en terme d’échanges commerciaux, de flux de capitaux privés et d’exposition aux événements systémiques mondiaux. Avec cette interdépendance et la réduction de l’écart entre ces économies et les donnateurs/membres majoritaires, la prétention de faire évoluer cette structure de gouvernance s’est également développée. La perception que les choix faits par ces institutions refléteraient inévitablement le rapport de forces en place dans leur gouvernance a été renforcée par la résistance des membres majoritaires aux changements importants proposés en termes de structures de vote et de capital. La perception de “deux poids deux mesures” dans les opérations du FMI pendant les crises asiatiques – inflexible sur les ajustements budgétaires, pourtant jugés inutiles – et dans la zone Euro – lorsque le FMI a accepté la pression européenne pour le financement de la Grèce en dépit du besoin évident de restructurer la dette publique – a également été fortement ressentie.

Des initiatives visant à élaborer des solutions de remplacement ont déjà eu lieu à la suite de la crise asiatique. La préservation des taux de change dévalués par certains pays de la région, en plus de renforcer la croissance industrielle à travers les exportations, a aussi permis de dégager des excédents en comptes courants continus et d’accroitre les réserves internationales, tel un mécanisme d’auto-assurance . Dans le même sens, l’initiative de Chiang Mai visait à mettre en place un arrangement pour le partage des réserves extérieures en vue d’un soutien mutuel des balances de paiement entre les pays de la région.

La création de la nouvelle banque de développement et un accord sur le partage des réserves de change entre les BRICS, ainsi que celle de la Banque asiatique d’Investissement pour l’Infrastructure, sous l’influence de la Chine, peuvent être vues comme une réaction à ce que l’on percoit comme  des limites imposées aux changements de gouvernance et à la taille des institutions de Bretton Woods. Dans le même esprit, on voit que d’autres institutions régionales dirigées par des économies émergentes – la Banque Islamique de Développement (BID), la Corporation Andine de Développement (en Espagnol Corporacion andina de Fomento (CAF)  et la Banque Eurasiatique de Développement (BED/ EDB en Anglais) – ont procédé à des augmentations de capital.

3. Pressions nationalistes au détriment du multilatéralisme

Une autre source de difficultés provient de la récente prédominance des pressions nationalistes au détriment du multilatéralisme chez les grands donateurs/membres des institutions. L’option américaine dans le gouvernement Trump pour le bilatéralisme et les guerres commerciales, au detriment des négociations commerciales plurilatérales de l’ère Obama, ainsi que le Brexit et la montée des mouvements anti-immigration en Europe, semblent révéler le sentiment que les avancées dans les économies émergentes se sont faites au détriment des emplois dans les secteurs traditionnels pour une partie de la population de ces pays.

Cela a alimenté les tensions préexistantes concernant l’aide au développement par l’intermédiaire des institutions de Bretton Woods. Dans le cas du FMI, malgré l’approbation par le Congrès Américain, en 2015, de l’augmentation de quotas approuvée en 2010, la proportion des ressources à sa disposition par rapport au volume des passifs extérieurs dans l’économie mondiale a sensiblement diminué.

Dans le cas de la Banque mondiale, ce n’est pas un hasard si le volume consenti par les donateurs à l’IDA (AID) tous les trois ans, pour que celle-ci accorde des prêts hautement concessionnels (à taux très favorables) aux pays à revenus faibles, est maintenant au plus bas. Ce fait a été masqué par le mécanisme autorisant IDA à émettre des titres et à remettre dans le circuit les remboursements reçus, augmentant ainsi, apparemment, son volume total de ressources. D’autre part, l’accord sur l’augmentation de capital, conclu l’année dernière pour la BIRD et la SFI  du Groupe Banque mondiale, en plus d’être suffisamment réduit pour que la répartition du poids des principaux donateurs ne soit changée, a aussi plafonné (limite) les montants des prochains prêts à des pays à revenus moyens-supérieurs, tels que la Chine, le Brésil, le Mexique et autres, une fois que l’accord sur la capitalisation aura été appliqué.

Une telle limitation a généralement deux conséquences: d’une part, les opérations avec ces pays constituent une source toute particuliere d’apprentissage susceptible d’être transférée aux autres pays clients, pourrait diminuer, voire s’éteindre et, d’autre part, la capacité de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) et la Société financière internationale (SFI)  du Groupe Banque mondiale à mobiliser leurs fonds propres en emettant des titres de créance sera moins favorable si elles n’opèrent plus avec ces pays qui présentent un meilleur scénario en termes de rendement et de risques. La diminution relative du poids de la Banque mondiale, on le voit, a donc tendance à continuer.

4. Fragmentation du système institutionnel plurinational

La fragmentation du système institutionnel plurinational est une troisième source de difficultés pour les institutions jumelles, en grande partie en conséquence des deux précédents défis. Outre l’apparition de nombreuses nouvelles banques de développement, les fonds “verticaux” se sont multipliés et la concurrence d’autres sources de financement et d’assistance par les ONG, fondations et investisseurs privés, a été renforcée.

Cette prolifération d’institutions et le renforcement de sources parallèles aux jumelles de Bretton Woods ont posé des problèmes en termes d’allocation de ressources, de coordination et de cohérence par rapport aux exigences de conditionnalité qui accompagnent leurs opérations. Ce défi a été aggravé par l’expansion du financement bilatéral par des pays émergents, notamment la Chine.

5. Muter et s’adapter pour fonctionner

Ces trois défis devraient se poursuivre dans un futur proche. Rappelez-vous que le nouveau président de la Banque mondiale, David Malpass, lors de son discours devant les membres du Congrès américain, l’année dernière, à propos de la recapitalisation de la Banque, avait soutenu le reclassement de la Chine et d’autres pays à revenu intermédiaire-supérieur de la BIRD comme condition préalable à l’augmentation du capital de l’institution. L’accord final, entériné par tous les pays membres, comprend le plafonnement des prêts, grâce au soutien des membres majoritaires, tels que la France, le Japon et le Royaume-Uni. Pour l’instant, nul plan de mise en oeuvre visible mais gardons l’oeil. Le conflit récent entre la Chine et les Etats-Unis sur la tenue des rencontres annuelles de la Banque interaméricaine de Développement (BID), qui devaient avoir lieu en Chine en mars et ont été annulées la veille, à l’initiative de la Banque, est peut-être la prémisse des guerres intestines qui, sans doute, secoueront ces grandes institution multilatérales dans un futur proche. Autre point d’interrogation, les engagements contenus dans l’accord quant aux opérations de la Banque vis-à-vis du changement climatique seront-ils tenus ?

Parmi les banques de développement, bien que des exemples de coopération et de co-financement aient été observés pour certains projets spécifiques, la tendance à l’harmonisation et à la convergence des normes a tendance à être entravée par la faiblesse actuelle du multilatéralisme.

Les difficultés que les sœurs jumelles vont connaitre en termes de volume à disposition devraient continuer. Elles devront muter et s’adapter pour fonctionner dans un contexte de fragmentation institutionnelle afin de continuer à remplir leurs missions.

 

 

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